
Elle n’a que trop duré cette situation. Et il faut que quelque chose change. Évidemment, c’est le souci de tous, mais comment arriver à s’en donner les moyens. À chacun sa formule, son billet de sortie. Avec le docteur en philosophie Edelyn Dorismond, de nouvelles perspectives nous sont présentées. Dans une interview sur ses activités et ses préoccupations, il livre à Sakapfet Okap son cri de cœur et son message invite à « nourrir l’espérance de notre libération ».
Pour le plaisir de nos lecteurs, pourriez-vous nous faire une petite autobiographie ?
Je suis Edelyn Dorismond. Je suis né en 1974 à Port-Margot où, j’ai passé une bonne partie de mon enfance. Puis je suis rendu à Port-au-Prince pour des études secondaires et universitaires. Après avoir boucler mes études à l’Ecole Normale Supérieure section Philosophie, j’ai eu l’opportunité d’aller en France d’où j’ai obtenu mon doctorat en philosophie à l’université Paris 8, Vincennes. J’enseigne au Campus Henry Christophe de Limonade depuis 7 ans. À côté de ça, j’ai publié 3 ouvrages : deux à titre personnel et un en collaboration avec un collègue et ami Albert C. portant sur l’histoire et politique, c’est un hommage à Michel W. T. historien et anthropologue haïtien. Mon premier livre « l’ère du métissage » porte sur le phénomène de créolisation et le tout dernier, « Le problème haïtien : essais sur les racines de la colonialité de l’Etat haïtien » porte sur la réalité historique, anthropologique et politique de la société haïtienne (en vente signature ce mercredi 28 avril 2021 à l’Alliance Française du Cap-Haitien). Je publie depuis quelque temps de façon régulière, des articles dans les journaux de Port-au-Prince : le National, le Nouvelliste, et aussi sur des blogs. Donc, en gros, c’est ça. Je suis philosophe et j’ai un terrain de recherche portant à la fois sur Haïti et les sociétés antillaises.
Pourquoi avoir choisi la philosophie ?
Au début, je me suis intéressé à la philosophie pour sa rigueur, ça a été pour sa façon d’être abstraite, en tout cas de conceptualiser. Ça donne le sentiment d’être en face d’un discours plein et englobant, d’un discours qui ne laisse pas la possibilité de contredire. Avec le temps, j’ai compris que la philosophie peut servir à réfléchir, pas seulement à élaborer un discours englobant, mais à être critique, réveillé et vigilant en tout cas intellectuellement. Et par la voir d’un autre regard ce qu’on vit, ce qu’on a vécu quotidiennement et qui nous parait ordinaire. Alors la philosophie, je dirais, c’est pour sortir de l’ordinaire en le comprenant et en le réinventant.

Au cours de vos études, quels sont les auteurs qui vous ont marqué ?
D’abord, il y a un auteur sur qui j’ai travaillé ma maîtrise de philosophie, c’est Paul Ricoeur, philosophe français et protestant. Il a eu des questions qui ont eu des résonances en moi, peut-être parce que j’ai un passé protestant. Donc j’ai travaillé sur la question du mal chez Ricoeur. J’ai une vingtaine d’années depuis ce travail pourtant, j’ai le sentiment dont je reviens constamment sur ce qui a été ma préoccupation chez lui. Ensuite, il y a les romanciers comme Dostoïevski, Tchekhov, Tolstoï pas trop. Ce sont des auteurs que j’ai lus, étant en France. Je peux citer Frankétienne, Gary Victor et Yannick Lahens. Ils me marquent parce qu’ils apportent des idées stimulantes pour élaborer ce que j’ai à exprimer en philosophie. Pour continuer avec les philosophes, il y a un pour moi c’est le grand accompagnateur, car je le cite souvent, Mark R.
Vous avez fait mention de votre passé protestant, est-ce que cette foi est entrée en contradiction avec la philosophie ?
J’ai eu un parcours très atypique. J’ai eu une présentation au temple, un baptême catholique. Mais je n’ai pas reçu les autres sacrements, car mon père m’a orienté vers le « wesleyanisme ». Comme j’étais dans une école primaire wesleyenne, cela m’a imposé une certaine relation avec le protestantisme… Ce qui est resté de tout cela, c’est plus un sentiment du Divin que de Dieu chrétien. Donc il n’y a pas d’autres influences protestantes, plus précisément chrétiennes, sinon ce souci du Divin qui me porte à aller quelque part : au cœur et à la profondeur des choses. Alors je pense que c’est qui me donne l’élan pour une philosophie comme la phénoménologie. Une philosophie qui prétend aller aux choses même et à leur profondeur, qui prétend produire une archéologie de la conscience afin de retrouver quelque chose presqu’ineffable que certains comme Emmanuel Levinas appellent le passé mémorial. C’est peut-être le nom de Dieu, mais pas nécessairement le Dieu chrétien.
La philosophie en Haïti est classée dans la catégorie de la luxure. Être docteur en philosophie en Haïti, ça représente quoi ?
Cela ne représente rien du tout, il faut le dire. Dans une société où l’intellectualité ne compte pas, dans une société où ce qui est avant tout le nœud des relations sociales et politiques, c’est l’obscurantisme, donc avoir un doctorat en philosophie ou une autre discipline ne fait que s’attirer des ennuis, des mécontentements, des jaloux et des aigris… C’est comme être étranger dans son propre pays. […] Aux jeunes ? Il faut continuer, car un doctorat, c’est avant tout une vocation personnelle. Quant à Haïti, il faut s’attendre très peu à des débouchés parce que sa structure anthropologique, de base ne favorise pas ceux-là qui ont fait des études avancées. Au contraire, il y a plus cette tendance à se faire vassaliser et à devenir la risée de ceux qui n’ont pas eu l’opportunité ou qui n’ont pas voulu aller plus loin, parce qu’ils ne croyaient pas ou qu’ils ne croient pas toujours. Mais il ne faut pas non plus se laisser intimider. Car il y a cette dimension libératrice dans le fait de penser par soi-même.
Donc j’encouragerais les jeunes à aller plus loin. Justement, il faut aller plus loin pour pouvoir donner vie à cette masse critique et chasser l’obscurantisme ambiant.
Penser par soi-même en Haïti, ça revient à quoi ?
Cela revient, à ne pas se laisser prendre par les pratiques séductrices de la facilité. Non plus se laisser aller par la posture généralisée du slogan. Il faut être exigeant face à soi-même et avoir le sens de la liberté. Car la liberté commence avant tout, pas comme on dit, là où commence le droit des autres, mais par le courage de penser par soi-même donc de vouloir apporter quelque chose d’original, d’avoir l’audace de ne pas ruminer les propos des autres qui ne s’appuient sur presque rien. Ils n’ont que des slogans, des remâchages. Il faut avoir la passion de soi comme instance de créativité.
Vos ouvrages s’adressent à un certain public, quelles préoccupations y découlent ?
J’écris pour me faire écouter de mes compatriotes haïtiens et tous ceux qui s’intéressent à ce qui se passe en Haïti et qui peuvent trouver de l’écho dans ce que j’ai dit, au regard de ce qu’ils vivent.
D’abord en ce qui concerne Haïti, tout ce que j’ai essayé de dire et le je redis encore, nous sommes entravés dans le discours colonial que j’appelle la colonialité à la suite du sociologue péruvien Hannibal G. C’est pour dire au fond, il y a des intérêts pour des groupes et des familles qui se refusent à se défaire de cette colonialité et qui bénéficient de cette situation d’appauvrissement que j’appelle situation de zombification et de bestialisation. Bien entendu, tout autour, je sonde des pistes pour sortir de cette colonialité.

La deuxième préoccupation concerne les sociétés dites créoles qui sont traversées par une dynamique anthropologique, sociale, politique, un peu originale. C’est-à-dire des sociétés marquées, par la diversité. Prenons la société haïtienne. On ne l’a jamais évoquée la sorte, mais elle est composée de divers horizons culturels : africains, indiens, européens, caribéens. Tout cela a contribué à la gestation de ce qu’est devenu l’Haïtien ; l’Haïtien comme une communauté dont l’origine est dans la diversité. À partir de ce constat, la question pour moi est : comment organiser cette société composée de différents horizons culturels ? Elle est de taille.
Dans la tradition de la philosophie politique, dans la tradition de la politique moderne, les nations ont été destinées par une origine unique, alors que nous en avons deux. Cela renvoie donc à la question : comment organiser une société qui est installée sur des origines diverses ? D’où, une nouvelle orientation de la politique. Et c’est ce j’essaie de mettre en place. Comment revoir la politique moderne installée sur l’unité vers une politique de la diversité installée sur la pluralité, la multiplicité ? Voilà les deux grands axes de mes préoccupations intellectuelles.
Quel est votre point de vue, par rapport à la situation actuelle du pays ?
La classe politique haïtienne est engluée encore une fois dans la colonialité, mais elle n’est pas que le fruit du hasard. Elle est faite d’intérêts : de groupes, de familles et de personnes qui se font serviteurs de cet intérêt au détriment du plus grand nombre. Et il faut le dire, c’est la reprise et la continuation de ce dispositif de mise à mort qui sévissait dans le système colonial qui revient. Pour moi, c’est bien grave et il y a lieu de passer à autre chose. Passer à autre chose implique de faire le diagnostic de ce que nous vivons, de comprendre pour quelles raisons nous le vivons. Il est bon de parvenir à ce constat et de se dire plus jamais cette façon de faire la politique et d’organiser le vivre-ensemble.
À travers, tout cela, direz-vous que vous êtes de gauche ou de droite ?

Je ne sais pas ce que ça veut dire. J’ai toujours entendu parler de la droite et de la gauche, je ne sais pas ce que ça veut dire. Toutefois ce que je sais, c’est qu’il faut sauver l’humain. Il faut sauver l’humain en lui apportant des conditions de vie meilleures.
Patrie – Philosophie – Écriture – Foi
Patrie, c’est ce que nous perdons aujourd’hui.
Philosophie, c’est ce qui libère tout en étant attentif à soi.
Écriture, c’est la voie de la libération de soi. On ne se libère que par l’écriture.
La Foi, une façon de penser davantage.
Un message pour la jeunesse, ceux qui nous lisent ?
Message à tous les haïtiens, pas seulement à la jeunesse. On ne sait même plus ce qu’est la jeunesse, car c’est une notion très reprise et très peu définie. On a consacré un ancien député de 53 ans de jeune entrepreneur. Ce que je dirai à mes compatriotes, il faut nourrir l’espérance de notre libération. Autant que l’existence est possible, autant que l’action est possible, l’espérance est là. Il faut espérer pour voir autrement. Voir les choses autrement. Voir tous les possibles de l’existence, par-là passer à autre chose qui serait plus réjouissante.
« Nourrir l’espérance de notre libération. » Cette réalité, beaucoup l’ont oubliée à un point tel qu’elle est devenue une ombre du passé. Malgré tout cela, d’aucuns restent positifs et souhaitent un changement à la situation actuelle. Et le message, que nous laisse le Dr en philosophie, Edelyn Dorismond, est une piqûre de rappel qui en quelque sorte fait écho au message de la CEH (Conférence des Évêques Haïtiens) : ne vous laissez pas voler votre espérance. Il faut trouver, une porte de sortie à cette colonialité qui ne fait que ronger notre société. Malheureusement, nous ne saurions y arriver qu’ensemble, mais pour l’heure le « men nan lamen » n’est pas à l’ordre du jour.

Propos recueillies par
Brooz Saintil
Frère raté